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Sindbad-Actes Sud

1972-2022. Cinquante ans d’édition des textes arabes et sur le monde arabe – Farouk Mardam-Bey, directeur de Sindbad – à l’Institut du Monde Arabe. (© Sindbad-Actes Sud, voir en fin d’article).

Les éditions Sindbad ont été fondées en 1972 par Pierre Bernard, qui a eu le talent de lancer en France et en Europe un mouvement de traduction de la littérature arabe contemporaine. De nombreux ouvrages toutes catégories confondues, ont été publiés et mis à la disposition d’un public francophone : romans contemporains, poésie, lettres classiques du patrimoine arabe et persan, essais sur l’histoire et la culture du monde arabe et de l’Islam. Sindbad a entre autres permis de faire connaître l’œuvre de Naguib Mahfouz bien avant l’attribution de son Prix Nobel de littérature en 1988 et donné à lire les grands poètes comme l’Irakien Badr Shakir al-Sayyab et le Syrien Adonis. Acquises par Actes Sud en 1995 et dirigées par Farouk Mardam-Bey, les éditions se sont enrichies de plus de quatre cents titres dont près de trois cents traductions, avec la volonté de mettre en exergue la diversité de la production littéraire arabe.

Pour fêter ses cinquante ans, Sindbad a programmé à l’Institut du Monde Arabe le 22 octobre dernier un temps de convivialité et d’échange autour du travail accompli. Deux tables rondes se sont succédé pour marquer l’événement. La première, intitulée La tâche des traducteurs entre l’arabe et le français, modérée par Nisrine Al-Zahre, a permis d’évoquer la difficulté de rendre compte de la complexité du passage entre deux langues, de la nécessaire prise en compte du contexte évoqué par l’auteur, des couches de signification et du monde symbolique qui renvoient à des notions d’interprétation particulières. Rania Samara, traductrice bilingue et biculturelle qui a étudié la littérature française à Damas et traduit plus d’une trentaine d’ouvrages – dont Miniatures et Rituel pour une métamorphose, de Saadallah Wannous, dont les textes d’Elias Khoury et certains de Naguib Mahfouz comme Son Excellence – a notamment évoqué la difficulté du transfert de la langue parlée et qualifié « d’espace gris » la tension entre ses deux langues. Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites à Sanaa et du département scientifique des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, a mis l’accent sur les différentes géographies de la langue arabe d’un pays à l’autre et pointé le manque de traduction dans le domaine des sciences sociales mais aussi l’étroitesse de cet espace de réflexion. Il a démontré en même temps à quel point toutes les formes d’écriture – dont les romans – rendaient compte d’un contexte politique, social, économique, anthropologique et avaient valeur de témoignages des réalités vécues, se substituant  en quelque sorte à la place des chercheurs. Les auteurs sont ainsi devenus les porte-paroles de leurs sociétés, comme l’est Alaa Al-Aswany que traduit Gilles Gauthier, pour l’Égypte. Ainsi en Syrie et au Yémen, écrire la guerre répond à la volonté de savoir et d’interpréter le réel et de lui donner un sens. Pour Marianne Babut qui, après des études de sciences politiques et d’arabe littéraire a vécu trois ans en Syrie, traduire est une activité chorale qui demande de dialoguer avec beaucoup de monde et d’explorer des sources diverses. La discussion qui s’est ensuite engagée avec la salle fut riche, tournant autour de l’exil, al manfaa/le lieu de l’oubli obligeant à la dissociation d’avec soi-même et à une double réalité, ce qu’on montre et ce qu’on est. « Maison, votre souvenir est ancré en nous… » Farouk Mardam-Bey a parlé de la force poétique des vers libres et mis l’accent sur l’absence d’un dictionnaire raisonné et critique, en arabe.

La seconde table ronde a porté sur L’état des lieux de la littérature arabe, le directeur de Sindbad en était le modérateur. Son introduction a fait le constat du peu de littérature arabe traduite et éditée dans l’espace francophone, insistant sur le fait qu’il était essentiel d’en parler. Il a rendu hommage à Pierre Bernard (1940-1995) le père fondateur des Éditions, né dans l’Aveyron,  dans une famille d’artistes, passionné de livres et formé à la typographie. Il avait découvert le monde arabe en Algérie où il avait vécu pendant un an comme appelé sous les drapeaux, ce fut pour lui une révélation. Détaché à Radio Alger, il y produisait des émissions culturelles. De retour en France il s’était mis à écrire et à peindre, à travailler dans le milieu du livre à différents niveaux, puis à diriger une collection, L’Écriture des vivants, aux éditions de L’Herne. Il s’était lancé à proposer une collection d’ouvrages d’origine arabe à plusieurs éditeurs, après un voyage au Caire en 1968 qui répondait à l’invitation du gouvernement égyptien. La capitale égyptienne était alors le cœur du monde arabe, intellectuellement et politiquement. Il y avait rencontré de nombreux auteurs dont l’immense Taha Hussein, des cinéastes, architectes, poètes et musiciens. L’éditeur Jérôme Martineau lui avait ouvert sa porte, en 1970 et permis les premières publications dont Construire avec le peuple du grand architecte Hassan Fathy et Passage des miracles de Naguib Mahfouz. Deux ans plus tard il créait l’outil qui lui permit la publication et la diffusion d’ouvrages du monde arabe, les éditions Sindbad.

Au cours de cette table ronde, Frédéric Lagrange, universitaire, spécialiste de littérature arabe et auteur de divers ouvrages dont Musiques d’Égypte, a retracé ce qui avait changé en cinquante ans de romans arabes, accompagnant les mutations du monde et des sociétés – problèmes pétroliers, changements de régime, instabilités, radicalités religieuses, terrorisme, révoltes et contre révoltes -. Une vision devenue plus tragique aujourd’hui. Frédéric Lagrange rappelle ce slogan d’il y a une cinquantaine d’années : « L’Égypte écrit, le Liban imprime et l’Irak lit. » Partant de Miroirs, de Naguib Mahfouz, un roman fondateur, premier ouvrage traduit et édité chez Sindbad, il a montré l’explosion du roman arabe depuis une dizaine d’années tout en constatant que le champ littéraire panarabe restait à construire. Subhi Hadidi, critique et traducteur a parlé des poètes et traversé cinquante ans de poésie arabe à travers notamment l’évolution des formes, poèmes en prose ou en vers libres et renouvellement de la traduction poétique. Pour lui, le temps métaphysique n’est pas le temps humain. Jumana Al Yasiri, auteure et traductrice depuis une quinzaine d’années travaille entre le monde arabe, l’Europe et les États-Unis sur des festivals, résidences de création, et programmes de soutien aux artistes et aux opérateurs culturels indépendants. Elle a évoqué la difficulté de la circulation des œuvres dans et hors le monde arabe, de la traduction en ses débuts à partir du milieu du XIXème siècle avec les pièces de Molière adaptées au contexte local, de l’absence de public pour le théâtre arabe, et de la complexité entre arabe dialectal et arabe littéral. Elle a parlé de l’impossibilité de la fiction aujourd’hui, remplacée par des textes- témoignages comme Les Monologues de Gaza du Théâtre Ashtar, sur l’opération militaire israélienne déployée dans la bande de Gaza en 2008-2009, qui avait conduit à la mort de centaines de Palestiniens, dont de nombreux enfants ; Zawaya, du Théâtre El-Warsha, cinq récits parmi d’autres, collectés après la révolution égyptienne de janvier 2011. Jumana Al Yasiri reconnaît l’action de certains réseaux comme le Young Arab Theatre Fund (YATF) qui soutient les tournées régionales, sur les lieux de diffusion que sont les festivals comme les Journées théâtrales de Carthage, le Downtown Contemporary Arts Festival (D’Caf) au Caire, les troupes et lieux qui participent de la création et de la diffusion comme Al-Balad Theater lieu de diffusion pour le théâtre, la musique et la danse à Amman (Jordanie) organisateur de plusieurs festivals chaque année, El-Warsha Théâtre au Caire dont nous rapportons fidèlement le travail, dans ce site, et le Centre culturel Jésuite d’Alexandrie.

Ces tables rondes ont été suivies de la projection du film Les Dupes du Syrien Tawfik Saleh adapté de la nouvelle Des hommes dans le soleil, de Ghassan Kanafani et d’un récital poétique avec lectures bilingue par Hala Omran (arabe) et Farida Rahouadj (français), accompagnées par l’éblouissante flûtiste Naïssam Jalal. Un magnifique tour d’horizon sur la création littéraire et ses prolongements pour lesquels Sindbad-Actes Sud est un acteur vital.

Brigitte Rémer, le 6 novembre 2022

Sindbad Actes Sud, Bertrand Py, directeur éditorial d’Actes Sud – Le Méjan, Arles – site : actes-sud.fr – Les photos de l’article ont pour source la brochure publiée par l’éditeur à l’occasion du cinquantième anniversaire de Sindbad – Photo 1 : couverture de la brochure – Photo 2 : Pierre Bernard, fondateur, devant les éditions Sinbad (Paris 18ème) autour de 1980 – Photo 3 : Farouk Mardam-Bey, Elias Sanbar et Mahmoud Darwich, Aix-en-Provence, 2003 – Photo 4 : couverture de La Danse des passions, de Edouard Al-Kharrat, publié en 1997 aux éditions Sindbad Actes Sud.